Dossier Sony Labou Tansi

Littérature Congolaise

 

Sony Labou Tansi, destin tragique, plume immortelle !

 

Dans le cadre du vingtième anniversaire de la mort de Sony Labou Tansi, diverses manifestations et de nombreux livres ont été consacrés à celui qui connut un destin tragique. Pour Martin Nicolas Granel, cet engouement s’explique par l’immortalité de la plume de Sony Labou Tansi…

L’écrivain au miroir de son œuvre.

Sony Labou Tansi, une parole engageante (Par Amélie Thérésine)

Dans le cadre d’ « Une année avec Sony Labou Tansi d’hier à demain » (1), de nombreuses manifestations – rencontres, lectures, performances – lui sont dédiées en France et en République du Congo à l’occasion des vingt ans de sa disparition. Du 23 septembre au 3 octobre 2015, la 32ème édition des Francophonies en Limousin a consacré une partie de sa programmation à celui avec qui l’histoire du festival s’est écrite dès le milieu des années 1980 par un « Parcours Sony Labou Tansi » composé de six rendez-vous. Retour sur deux d’entre eux à travers l’initiative de la Bibliothèque francophone multimédia (Bfm) de Limoges qui, le 25 septembre, a accueilli dans ses murs le spectacle Sony Congo et inauguré l’exposition Sony Labou Tansi, Brazzaville-Limoges Aller-retour.

« Mallot : Vous croyez que je suis un héros. Ben non ! Je suis simplement la réponse. Une réponse aller-retour. Vous croyez à la marche arrière n’est-ce pas ? Non, les hommes de mon calibre n’ont pas de marche arrière. Ils défoncent, ils cabossent. Vous vouliez me posséder, pas vrai ? Eh bien, je vous grille. Je suis imprenable. Imprenable, vous m’entendez ? » Sony Labou Tansi, Je soussigné cardiaque.

Orchestrés par Bernard Magnier (2) en tant qu’auteur de la pièce et commissaire de l’exposition, les deux événements se sont construits conjointement et comportent des résonances qui, bien qu’ils ne soient pas destinés à aller de pair, peuvent donner l’impression d’un diptyque. Deux axes ont guidé leur conception : le décloisonnement et la dimension fleuve de l’écriture de Sony Labou Tansi.

Sony Congo ou la chouette petite vie bien osée de Sony Labou Tansi

Issue d’une commande du metteur en scène Hassane Kassi Kouyaté, la fiction documentaire à deux voix créée par Bernard Magnier met en scène l’auteur Sony Labou Tansi (Marcel Mankita) et un lecteur-passeur (Criss Niangouna). Le point de départ est la première quatrième de couverture de La Vie et demie laquelle indique que Sony Labou Tansi est né en 1947 à Brazzaville alors qu’il est originaire de l’autre rive du fleuve Congo. Cette erreur factuelle devient matière dans la fiction à raconter la vie de l’écrivain et la fulgurance d’une destinée météorite.

La pièce exploite la chronologie biographique comme fil dramatique et puise à une quarantaine de sources différentes tous genres confondus pour composer le tissage de ce dialogue imaginaire.
Marcel Mankita prend exclusivement en charge des propos que Sony Labou Tansi a tenu dans ses entretiens ou dans sa correspondance alors que le texte porté par Criss Niangouna est de Bernard Magnier.
La scénographie s’organise selon trois espaces : à cour le lecteur-passeur dans sa bibliothèque (fig.1) présente, questionne et s’adresse via les livres à l’auteur situé à jardin dans un espace métaphorique qui est celui des mots auxquels l’acteur prête vie et parole (fig.2) tandis que surgit au gré des anecdotes un espace central dans lequel les deux comédiens quittent leur rôle pour interpréter des fragments d’œuvres de Sony Labou Tansi selon un procédé de mise en abyme (fig.3).
Créée et jouée au Tarmac en février 2014, la reprise a bénéficié d’un resserrement de l’espace sur la scène de l’auditorium qui produit une situation plus intimiste avec les spectateurs et tisse une complicité renouvelée dans le jeu des comédiens au moment des ruptures qui brisent l’illusion théâtrale. Joués avec une grande finesse et générosité, ces morceaux de bravoure au sein de la fiction documentaire mettent en lumière les différentes facettes de la plume sonyenne tour à tour véhémente, satirique, burlesque ou poétique à travers des extraits de Je soussigné cardiaque, Moi, veuve l’empire, Qui a mangé Madame d’Avoine Bergotha ou encore La Résurrection rouge et blanche de Roméo et Juliette et laissent percevoir avec beaucoup de facétie le double fond des choses.

Avec didactisme et par des images vidéo parfois illustratives, Sony Congo prend la forme d’une anthologie qui invite tout un chacun à parcourir et parcourir encore les pages d’une œuvre faite de méandres et replis dont la multiplicité n’a d’égale que le flux.

 

Brazzaville-Limoges Aller-retour

Familier de ce type de manifestations, Bernard Magnier a réalisé en 1984 une exposition sur les « Théâtres d’Afrique noire » à la Bibliothèque Publique d’Information du Centre Georges Pompidou présentée la même année au centre culturel Jean Gagnant, à Limoges, pour la première édition du festival de la francophonie. Trente ans plus tard, c’est Sony Labou Tansi qu’il met à l’honneur entouré des scénographes Monique Pauzat et Jean-Michel Ponty.

Présentée dans le hall d’entrée de la Bfm, l’exposition est conçue comme un parcours scénarisé qui va à la rencontre de Sony Labou Tansi et de ceux qui ont accompagné son œuvre de 1970 à 1995 avec une ouverture sur des voix contemporaines qui témoignent de l’écho et de l’impact de cette intense production sur leur propre devenir d’écrivain ou d’artiste.

D’une rapide contextualisation biographique, on passe de la poésie – quatre recueils posthumes attestant des difficultés à être publié – au théâtre puis au roman et à la création du Rocado Zulu Théâtre pour signifier un élan créateur pétri par un désir d’ouverture à l’autre du Concours théâtral interafricain RFI, aux éditions du Seuil jusqu’au festival des Francophonies en Limousin.

Une dernière partie intitulée « Sony des autres » (Fig.4) décline à la fois les perceptions, jugements et contagions qu’il a produits au moyen de citations ou d’entretiens à écouter sous forme d’extraits vidéo (Henri Lopes, Emmanuel Dongala, Dieudonné Niangouna, Alain Mabanckou).

Si Sony Labou Tansi n’est pas présenté comme l’enfant prodige des Francophonies en Limousin, Bernard Magnier ayant soin de réunir les différentes facettes d’une œuvre-monde, l’accent est fortement mis sur l’aventure du Rocado Zulu Théâtre par les deux installations qui y sont consacrées, disposées au centre du hall (fig.5). Soulignant le lien étroit de la troupe au festival de Limoges et à son ancienne directrice Monique Blin qui l’a programmée de 1985 à 1989. Sept étapes présentent les œuvres théâtrales et éclairent le sens du titre géographiquement focalisé Brazzaville-Limoges Aller-retour. C’est d’ailleurs sous l’intitulé Sony Labou Tansi, du Congo au monde que l’exposition a été présentée dans sa forme réduite – sans les manuscrits et documents du fonds Sony Labou Tansi conservés à Limoges – à l’Institut français du Congo à Brazzaville du 8 mai au 15 juin dernier.

De cet itinéraire de création, apparaît en filigrane une œuvre sous le signe de l’émulation avec la fratrie des écrivains congolais au nombre desquels figurent entre autres Henri Lopes et Sylvain Bemba. L’importance du collectif au sein de la troupe, qui présente en 1985 La rue des mouches et L’arc-en-terre issus d’une écriture à plusieurs mains, explique par la suite les nombreux personnages qui habitent les pièces de théâtre signées Sony Labou Tansi. Quant aux compagnonnages avec les co-mises en scène de Daniel Mesguich, Michel Rostain ou Jean-Pierre Klein, ils confirment le souhait de créer à Limoges même, à la place des Francophonies, des « fraternités nouvelles ».

La déambulation rend compte aussi d’une conception de l’écriture qui excède les caractéristiques génériques. La section « Écrire dit-il » expose plusieurs citations, mots, lettres ouvertes comme celles à destination d’un coopérant ou à Dieu (fig.6). On observe alors que l’acte de parole prend la forme d’une adresse, d’une invective ou d’une prière toujours dotée d’une dimension performative qui vaut par son efficacité à toucher. L’encart « Quel Sony ? » est consacré aux différentes appellations auxquelles Sony Labou Tansi n’a pas manqué d’être rattaché du « Black Shakespeare » au « Molière africain » en passant par le « Rabelais noir ». Et Bernard Magnier de conclure : À quand des « accents laboutansiens » chez un écrivain européen que l’on présenterait comme le « Sony Labou Tansi blanc » ou le « Sony français, italien ou anglais ? »

Un des aspects le plus saisissant de l’écriture est peut-être son extension partout tout le temps. Sur le sol, au plafond, dans les présentoirs et sur les murs adjacents, cette rage de nommer laisse entrevoir l’ouvroir de l’écrivain, de signatures en pseudonymes et de dessins en cartographies, nous invitant à choisir l’oblique pour renouveler notre regard (fig.7) sur Sony Labou Tansi, auteur de La gueule de rechange. L’exposition des cahiers à petits carreaux, cartes postales, feuilles volantes, affiches, lettres est une manière de mettre en valeur la richesse du fonds Sony Labou Tansi réuni depuis 3 ans et accessible à la Bfm, pôle associé de la Bibliothèque Nationale de France pour le théâtre et la poésie francophones depuis 1996. Constitué du dépôt de plus de 60 textes manuscrits par les ayant droits de l’auteur, d’une vingtaine de tapuscrits de théâtre provenant du Concours théâtral interafricain RFI, il comporte aussi de la correspondance et des archives iconographiques par les dons de Monique Blin et de Bernard Banos-Roblès en cours de numérisation (3). La mise en valeur de ce fonds précieux qui contient de nombreux inédits explique l’activité éditoriale récente et l’effervescence des propositions scéniques qui embrassent pour mieux les faire entendre tous les mots de Sony.

Références

(1) Programme de présentation résultant de rencontres entre artistes et chercheurs de toutes disciplines coordonné par l’ITEM/CNRS, le Festival des Francophonies en Limousin, la Bibliothèque francophone multimédia de Limoges et la ville de Limoges.

(2) Critique littéraire puis directeur de la collection « Lettres africaines » aux Éditions Actes Sud, Bernard Magnier est aussi conseiller littéraire pour Le Tarmac, la Scène internationale francophone à Paris. Il correspond avec Sony Labou Tansi dès 1979 et le rencontre un an plus tard à Lomé, prélude d’une amitié qui durera jusqu’à la mort de l’écrivain.

(3) www.sonylaboutansi.bm-limoges.fr

Le spectacle Sony Congo sera présenté à l’EPCC Atrium (Martinique) les 14 et 15 janvier et à l’Artchipel – Scène nationale (Guadeloupe) les 29 et 30 janvier 2016.

L’exposition Sony Labou Tansi, Brazzaville-Limoges Aller-retour est accessible à la Bfm de Limoges jusqu’au 24 novembre 2015 (visite guidée les 10 et 24 octobre à 15h).

Sur une initiative de la Coopération pour l’Éducation et la Culture (CEC), elle a été présentée dans sa version itinérante à Liège du 19 juin au 30 septembre et sera à Bruxelles du 5 au 30 octobre 2015.

Sony Congo a été joué aux Journées Théâtrales de Carthage les 20 et 22 octobre 2015.


« Celui qui écrit doit pouvoir se mettre lui-même aussi en jeu »

Entretien de Dominique Ranaivoson avec Theo Ananissoh

Le soleil sans se brûler de Theo Ananissoh inaugure la nouvelle collection « Vies et demie » de l’éditeur tunisien Elyzad dédiée aux écrivains du continent africain. Il illustre l’allusion au célèbre roman du congolais Sony Labou Tansi La vie et demie avec le portrait romancé, situé au Togo en 1995, d’Améla, un ancien ministre lettré.

Rencontre avec l’auteur.

Après trois romans aux éditions Gallimard et deux récits aux éditions tunisiennes Elyzad, vous publiez, toujours chez Elyzad, un très court récit (1) intitulé « roman ». Pourtant le personnage-narrateur s’appelle comme vous Théo, a étudié la littérature en France et revient séjourner brièvement à Lomé avant de débuter une carrière en Allemagne. Où sont les frontières entre l’autobiographie et la fiction ?

Le soleil sans se brûler est une fiction romanesque. C’est aussi, en creux, de l’histoire littéraire. Un écrivain africain d’aujourd’hui met en fiction un de ceux qui l’ont précédé dans cette âpre arène de la création littéraire. Celui qui écrit doit pouvoir se mettre lui-même aussi en jeu, je pense. Ce n’est pas habituel - pas encore - chez les écrivains africains de langue française de se poser en sujets de leur propre regard et attention. Ce n’est pas une mince affaire ! Une œuvre comme Vie de Henry Brulard de Stendhal par exemple, les écrits de Gide, ou encore Mémoires intérieurs de François Mauriac sont des types d’écrits encore inconcevables pour nous. Soi-même impliqué dans les choses de la vie, comme objet d’une attention non complaisante… Rousseau ou Gide qui confessent des choses si intimes sans y avoir été contraints, sans intention futile de scandaliser ou de se vanter à bon compte… Éthique. Force morale. Au début de ses Souvenirs d’égotisme, Stendhal, s’inquiète, tergiverse, se demande : « Aurai-je le courage de raconter les choses humiliantes sans les sauver par des préfaces infinies ? »
Cela dit, encore une fois, Théo, dans Le soleil sans se brûler, n’est pas tout à fait moi. Il s’apprête à s’installer en Allemagne, certes ; mais en 1995. Je m’y suis établi un an plus tôt. Il a eu comme prof à l’université de Lomé Améla - Améla avec accent sur le « e » ; et celui-ci a pour prénoms Charles Koffi et non pas Yao Edo comme le vrai Amela que j’ai connu. Tout cela n’est pas un jeu spécieux, mais réellement un souci de souligner qu’il s’agit d’une fiction inspirée de personnes et de faits réels. Depuis toujours, l’homme vit de fictions. Je ne pense pas que fondamentalement ce besoin soit moins prégnant aujourd’hui qu’autrefois. La fiction nous est aussi naturelle que l’oxygène. Nous composons et imaginons sans cesse la vie afin de donner sens à ce que nous sommes et ce que nous vivons. Je ne fais que cela, explicitement. L’essentiel est de parvenir à transcender le particulier, le « moi je ».
Théo rend visite à un ancien ministre agrégé de lettres classiques, Amela, qui sort de prison ruinée et affaibli. Le texte décrit sa déchéance masquée, précise plusieurs fois que les téléphones sont sur écoutes. Il est décrit comme un intellectuel qui « s’est ainsi avarié par naïveté » (24).

 

En remerciant en dernière page à M. Amela, signifiez-vous que ce ministre existe ou, à travers lui, représentez-vous toute une catégorie de gens, lesquels ? Ce roman, bien qu’il ne nomme pas le pouvoir, est-il aussi une dénonciation de la vie politique au Togo ?
À la fin du roman, je remercie Didier Amela. Il s’agit du fils de ce prof nommé Yao Edo Amela dont je m’inspire. Le verbe « inspirer » n’est peut-être pas très exact. Mon personnage, Charles Koffi Améla, est une création à partir de Yao Edo Amela qui a effectivement étudié le grec, le latin et soutenu une thèse de doctorat d’État à la Sorbonne. La dernière fois que j’ai vu l’Amela réel remonte au milieu des années quatre-vingt. Une trentaine d’années ! De loin, j’ai vu qu’il a basculé dans la compromission politique et clientéliste. Il a même bossé (c’est amusant), cet Amela réel, pour la Francophonie - il était, je crois, représentant du Togo ou de son chef auprès de cette Organisation. Avant cela, il a été ministre. C’était un vaniteux - c’est comme cela que le décrivent ses collègues à l’université que j’ai interrogés. Comme mon personnage, il a été ministre pendant trois mois, puis il a fondé un Parti politique sans doute fantoche baptisé Front national…
langue française de se poser en sujets de leur propre regard et attention. Ce n’est pas une mince affaire ! Une œuvre comme Vie de Henry Brulard de Stendhal par exemple, les écrits de Gide, ou encore Mémoires intérieurs de François Mauriac sont des types d’écrits encore inconcevables pour nous. Soi-même impliqué dans les choses de la vie, comme objet d’une attention non complaisante… Rousseau ou Gide qui confessent des choses si intimes sans y avoir été contraints, sans intention futile de scandaliser ou de se vanter à bon compte… Éthique. Force morale. Au début de ses Souvenirs d’égotisme, Stendhal, s’inquiète, tergiverse, se demande : « Aurai-je le courage de raconter les choses humiliantes sans les sauver par des préfaces infinies ? »

Cela dit, encore une fois, Théo, dans Le soleil sans se brûler, n’est pas tout à fait moi. Il s’apprête à s’installer en Allemagne, certes ; mais en 1995. Je m’y suis établi un an plus tôt. Il a eu comme prof à l’université de Lomé Améla - Améla avec accent sur le « e » ; et celui-ci a pour prénoms Charles Koffi et non pas Yao Edo comme le vrai Amela que j’ai connu. Tout cela n’est pas un jeu spécieux, mais réellement un souci de souligner qu’il s’agit d’une fiction inspirée de personnes et de faits réels. Depuis toujours, l’homme vit de fictions. Je ne pense pas que fondamentalement ce besoin soit moins prégnant aujourd’hui qu’autrefois. La fiction nous est aussi naturelle que l’oxygène. Nous composons et imaginons sans cesse la vie afin de donner sens à ce que nous sommes et ce que nous vivons. Je ne fais que cela, explicitement. L’essentiel est de parvenir à transcender le particulier, le « moi je ».

Avant de me mettre à écrire, j’ai donc rassemblé des informations à son sujet. J’ai interrogé ceux qui l’ont connu - car il est décédé en septembre 2007. J’ai pris contact avec son fils Didier, qui est aussi prof au département des lettres de l’université de Lomé. Par mails, par téléphone et lors d’une rencontre. Il m’a informé loyalement sur la vie de son père. Cela m’a surpris et encouragé à écrire ce roman.

L’histoire du Togo depuis l’assassinat de son unique président en janvier 1963 est une affliction que je désespère de pouvoir exprimer littérairement. J’ai essayé de dire l’ignominie que c’est dans Ténèbres à midi, mon roman paru chez Gallimard en 2010. J’aimerais recommencer. Il n’y a pas d’élite intellectuelle dans cet endroit. Cela laisse perplexe. Nous avons eu nous aussi nos énarques et autres diplômés de France, mais assez incompréhensiblement, tous ou presque se sont couchés, ont choisi de ramper. Ceux qui ont refusé ont dû choisir l’exil, ou ont été tués. Améla - mon personnage - est un exemple de ces êtres arrivés à l’âge adulte à la fin de la colonisation directe - dans les années soixante ; en fait - pour aller vite - ce sont des gens nés dans des cases et qui traînent le complexe de leurs origines sociales, des êtres neufs qui, même très diplômés, n’ont véritablement pas acquis le caractère ni les moyens de faire face à ce qui se présente historiquement à eux. Ceux qui, comme moi, sont nés dans ces années soixante, succèdent à de tels proies ou gibiers. En les décrivant, je mélange toujours la pitié et le mépris. Que fait mon Améla avec son agrégation de lettres classiques et son doctorat d’État de la Sorbonne ? Il va s’agenouiller (au moins dans un premier temps) aux pieds de quelqu’un qui aurait dû littéralement être son domestique. Comme Éric Bamezon dans mon roman Ténèbres à midi, Améla doit payer cher ce désordre de la vie qu’il commet.

Cet ancien professeur raconte avoir connu Sony Labou Tansi lors d’un séjour aux États-Unis en 1980. Vous employez l’expression « Sony et le pacte américain » (20). Pouvez-vous l’expliquer ?

Yao Edo Amela - l’Amela réel, donc - a écrit un bref texte (moins d’une dizaine de pages) intitulé « Sony Labou Tansi, l’Amérique et moi » qui a été mis sous forme imprimée (format d’une revue) par Alain Ricard et Greta Rodriguez-Antoniotti. Je voudrais profiter de l’occasion pour dire ceci : Sony a bénéficié d’un rare soin quant à ses archives littéraires. J’ai été heureux des documents que j’ai pu aisément consulter à son sujet. Outre cette plaquette dont je vais parler, il y a un coffret de trois ouvrages bien édité par Nicolas Martin-Granel et G. Rodriguez-Antoniotti intitulé L’atelier de Sony Labou Tansi et qui rassemble sa correspondance très instructive de la décennie soixante-dix, des poèmes et une version tout aussi instructive de ce qui deviendra son deuxième roman publié L’État honteux. Le volume II de ce coffret contient une très belle nouvelle de Sony intitulée Le Grand Congrès des Mots. Sony y fait preuve d’un étonnant sens du paysage ! Et il y a aussi la biographie assez intègre - un peu engagée toutefois mais moi j’apprécie - que Jean-Michel Devésa a consacrée à Sony chez L’Harmattan en 1996 et intitulée : Sony Labou Tansi, écrivain de la honte et des rives magiques du Kongo.

Bien. Yao Edo Amela raconte dans sa plaquette sa rencontre avec Sony en 1980. Ils étaient invités tous deux en avril et mai de cette année-là par une fondation américaine pour une tournée à travers le pays. Ils ont vécu ensemble pendant un mois et demi. Nicolas Martin-Granel m’a fait savoir récemment qu’il y avait au moins une lettre de Sony Labou Tansi à Sylvain Bemba, autre écrivain et dramaturge congolais décédé, au sujet de cette rencontre avec Amela. Je l’ignorais. Didier Amela, le fils d’Amela, m’a aussi parlé d’une lettre de Sony à son père après leur séjour commun aux USA ; malgré sa bonne volonté, il n’a pas pu la retrouver. Je n’ai donc pas la connaissance de ce qu’a pensé et écrit Sony Labou Tansi à propos de ce séjour américain et d’Amela. Ce qui est tangible, c’est la dédicace à Amela dans L’État honteux et l’attribution de ce nom d’Amela à une rue à l’intérieur du texte (page 21 de l’édition de 1981).

L’essentiel des informations de première main à propos de ce séjour américain est donc fourni par Yao Edo Amela. Et par mon imagination pour tous les détails ou presque que vous lisez dans Le soleil sans se brûler. À ma connaissance, Amela est le seul à avoir parlé d’un pacte scellé entre Sony et lui. Il l’affirme dans la plaquette. (Je rappelle que Yao Améla est décrit comme un vaniteux.) Voici le tout premier paragraphe de son texte : «Un pacte secret, scellé sur le sol américain où nous mettions tous deux le pied pour la première fois, me lie à Sony Labou Tansi : nous nous sommes jurés de nous tenir par la main, comme écrivains et hommes politiques, pour entrer dans l’éternité ; l’Amérique de la Liberté et de l’Esprit serait notre témoin ; Sony me dédiera un livre et moi je consacrerai à jamais notre amitié dans un poème.» Il ne dit pas en quoi cela a consisté exactement, ni dans quelles circonstances la chose a eu lieu. Ils sont morts tous deux. Il m’a fallu imaginer. Au passage : Amela était très diplômé, il s’acharnait à enseigner le grec à son fils Didier dès l’adolescence, mais il n’était pas écrivain. Son récit de la rencontre avec Sony aux USA le démontre.

Amela admire Kourouma et sa « profondeur de champ » (22) et Théo dénigre les œuvres de commande de Sony qualifiées de « manipulation » (21). Ce texte est-il une manière détournée de tenter un jugement sur l’œuvre de Sony qui s’écarte de l’admiration quasi unanime de la critique occidentale universitaire ?

Je ne pense pas que Théo « dénigre » les œuvres de Sony Labou Tansi. Il juge certaines d’entre elles (avis partagé par Amela) assez sévèrement, cela est vrai. Appréciations subjectives de la part de lecteurs un peu spécialisés dans la chose, tout de même. Nous pourrions nous en tenir à cette réponse ; mais je vais aller plus loin, et essayer de justifier ces appréciations peu élogieuses de la part de Théo et d’Améla.

Voyez-vous, Sony Labou Tansi est un épisode très curieux dans l’histoire des lettres africaines en langue française. Il était un moraliste, c’est-à-dire un esprit qui invectivait… la nature humaine. On en a des exemples dans toutes les littératures du monde. J’ai le sentiment que Louis-Ferdinand Céline par exemple en était un. Quand c’est ainsi, cela veut dire que l’écrivain en question n’est pas dans l’Histoire, je veux dire à un niveau qui est celui des hommes, à hauteur humaine. Sony produisait des fables, j’allais dire sous forme de romans ou de pièces de théâtre. Je vais prendre une image bien peu poétique mais assez éclairante, je pense. Sony, c’est comme une mitraillette. Ça a été une rafale. Et cette rafale, bien entendu, ne dure pas. C’est de l’adrénaline, aussi. La vérité qu’il faut bien admettre, c’est que le premier roman paru de Sony, La vie et demie (Seuil, 1979), était en réalité le point final de sa création littéraire. La vie et demie ne commence pas mais conclut, magistralement du reste. Personne n’a vu cela. Sony lui-même n’en avait pas conscience, je crois. La vie et demie s’achève sur une sorte de fin du monde. Que fait-on après cela ? Des romans qui reparlent de la vie quotidienne des hommes avant cette apocalypse ? Il est symptomatique que L’anté-peuple, son unique roman allez ! disons réaliste, en tous les cas, le moins onirique de tous, bien que publié en 1983, après donc La vie et demie, ait été écrit avant celle-ci ; c’est ce que disent les spécialistes de son œuvre. Donc Sony Labou Tansi a produit ses véritables œuvres au cours des années soixante-dix. À partir de 1980, s’ouvre une décennie étrange. Une période de duperie, oserais-je dire. Rien de ce qu’il a écrit alors n’égale les romans et les pièces de théâtre des années soixante-dix. Dévesa, dans sa biographie que j’ai citée plus haut, rappelle que Tchicaya, qui était un fin lettré, a relevé publiquement devant Sony ce hiatus entre les années soixante-dix et les années quatre-vingt. Devésa ajoute que Sony n’a pas réagi au propos de Tchicaya. Sony, dans son for intérieur, sentait-il lui-même la chose ? Avant de trouver la forme qu’a mon roman, j’ai d’abord pensé à un monologue intérieur de Sony au cours de ces années quatre-vingt, monologue qui trahirait une conscience plutôt mauvaise chez le romancier du fait qu’il donnait le change, qu’il dupait son monde en réalité. J’ai abandonné cette forme parce que je ne la trouvais pas assez romanesque et ouverte au grand public.

Oui, Le soleil sans se brûler est une remise en question de l’admiration unanime et à mon sens non dénuée de perfidie dont on a accablé Sony. Je défie qui que ce soit de me faire un bon résumé clair de ces trois derniers romans publiés ! Et même de L’État honteux. Mon roman souhaite éclairer ces jeunes écrivains africains qui abordent Paris sans avoir pris la précaution de méditer Illusions perdues de Balzac. La littérature est une grande chose dans l’histoire française, et un domaine à risques ! La mauvaise foi y est épouvantable comme en politique ! Rien, en Afrique, ne nous prévient de cela. Mongo Béti le dit ; mais qui écoute cet acrimonieux qui n’a reçu aucun prix ?

Sony Labou Tansi a été utilisé - il n’y a pas de méchants, juste la logique d’un système donné. Il n’avait pas les moyens d’y faire face. Au fond, tout le monde a été dupe dans cette affaire d’une manière ou d’une autre.

Le récit est situé en 1995. Amela tente de trouver les appuis nécessaires pour accueillir au Togo Sony agonisant afin qu’il trouve auprès de Kourouma l’appui qui lui fait défaut au Congo. En cette année où de nombreuses manifestations rappelleront l’écrivain pour les 20 ans de sa mort, quel sens donner à cette hypothèse, qui ne se réalise ni dans le roman ni dans la réalité ?

Merci pour ce mot d’»hypothèse» ; c’est le mien. La conclusion est claire : dans l’état actuel des choses, il n’y a pas de salut possible ! Je vais être franc : il y a quelque chose, une collaboration entre des hommes et des femmes depuis des décennies à propos de ladite littérature africaine de langue française… Il y a des colloques de gens réellement compétents, des productions d’ouvrages intelligents, vraiment… Mais, en réalité, il n’y a pas de partenariat en humanisme. C’est cela, la vérité toute simple. Il n’y a pas de partenariat en humanisme. J’ignore pourquoi tant d’intelligences et de finesse butent ainsi contre un écueil. C’est un gâchis pour tout le monde, et un terrain favorable aux seuls imposteurs, comme toujours. Ce partenariat en humanisme existe du côté anglophone. Les écrits et la carrière de Chinua Achébé ou de Soyinka attestent de cela. Dans la demeure francophone, il semble qu’il y ait incapacité à dissocier politique et esprit. Cela semble au-dessus de toutes les forces. Or la politique est chose passagère, changeante, terrestre. On a fustigé Gide après la parution de Voyage au Congo. Qui se prévaut aujourd’hui des rapines au nom desquelles on l’insultait gravement jusqu’au sein de l’Assemblée nationale ? Et les petits-enfants des garçons que lui, Gide, a fait plus que reluquer ici et là pendant son voyage publient aujourd’hui des romans estampillés nrf…

Votre écriture, dans sa simplicité, son attention aux détails, le retour d’ellipses, pourrait être située aux antipodes de celle de Sony. Est-ce par réaction à sa profusion que vous restez ainsi dans la retenue, les silences ? Sony est-il votre contre-modèle ?

C’est curieux. Je ne me suis jamais senti dans un positionnement quelconque par rapport à Sony Labou Tansi. Je ne le vois même pas comme un prédécesseur en littérature dans cette histoire littéraire africaine que nous partageons. Mais en même temps, il m’a toujours beaucoup intéressé. Au point que je lui ai consacré largement mon travail universitaire final, il y a plus de vingt ans. Sony fut authentique, vrai, sans doute honnête ; en tout cas pas méchant ou cynique. Et symptomatique. La vie et demie, c’est ma conviction, restera. C’est une réussite. Une vraie trouvaille. Sony a eu, dans ce roman, l’intuition de quelque chose d’énorme. Il a eu une de ces visions qui frappent d’épilepsie le voyant lui-même ! Améla - mon personnage - dit que Sony avait peur ; c’est vrai et faux. Sony a senti et dit ; c’est un courage. Disons qu’il a éprouvé de l’effroi, plutôt ; et qu’il a refusé ou n’a pu entendre raison.

Mais en matière d’écriture, c’est vrai, ce n’est vraiment pas mon «truc». Je pense que l’écriture littéraire est une chose entendue. Ça ne se passe pas seulement avec les mots qui sont sur la page blanche ; c’est beaucoup entre les mots, entre les lignes, entre les œuvres, les auteurs, les temps, ainsi de suite. C’est beaucoup de mémoire, l’art littéraire. Pour l’auteur exactement comme pour le lecteur. Sans cesse des dialogues tous azimuts, implicites, non dits… Je sais pouvoir renvoyer la toute fin du Soleil sans se brûler à… Thomas Mann, par exemple. L’écrivain comme un grand solitaire est à préciser. Par conséquent, la profusion de mots comme vous dites, c’est comme être volubile en société ; je crois.

Votre titre Le soleil sans se brûler évoque le roman de Callixte Beyala, C’est le soleil qui m’a brûlée, qui n’a aucun rapport puisqu’il s’agit dans votre ouvrage d’une métaphore sur le pouvoir qu’il est difficile d’approcher sans être broyé. Ne craignez-vous pas les rapprochements indus ?

Là, je suis surpris ! Pas une seule fois, je n’ai pensé à elle. Je sais et apprécie son « activisme » disons sociopolitique. Je ne l’ai jamais rencontrée (sauf sur les réseaux sociaux, si je puis dire), mais je la perçois comme une âme courageuse. Mais littérairement, je n’ai jamais eu à m’intéresser à ses écrits. Je n’ai jamais lu un de ses ouvrages. Oui, je constate à présent que les deux titres partagent les mêmes mots essentiels… Aurais-je changé le mien si je l’avais su ? Je ne pense pas. J’emprunte mon titre au poète grec Odysseus Elytis. Dans son discours de réception du Nobel en 1979, il dit ceci à propos de ce qu’il fait : « Tenir entre les mains le soleil sans se brûler, le transmettre aux suivants comme un flambeau, est un acte douloureux, mais, je le crois, béni. » On peut voir dans ces mots - « Le soleil sans se brûler » - une métaphore de ce qui a animé profondément, à mon sens, Sony Labou Tansi, à savoir un vif élan vers l’humanisme (élan certes pas sophistiqué - le contexte de sa naissance étant pauvre en tout) auquel on aurait pu prêter main forte si l’on avait pensé à être moins manipulateur.

Ce roman inaugure la collection « Vies et demie » dédiée aux écrivains africains qui fait référence aussi à Sony et son roman La vie et demie : vous situez-vous comme héritier de Beyala, Kourouma et Sony ? Qu’est-ce, dans ce cas, qu’être « écrivain africain » aujourd’hui ?

Commençons par la collection « Vies et demie ». Oui, clin d’œil à Sony et à son premier roman. Elisabeth Daldoul, mon éditrice, a eu là une bien belle idée. Une collection consacrée aux artistes et écrivains du continent africain. Pas des biographies, mais des écrits où ces artistes sont des sujets d’une création littéraire. Comme Echenoz écrivant Ravel ou, bien avant lui, Thomas Mann faisant non seulement de Goethe lui-même mais d’un personnage de celui-ci des êtres de roman… En soi, et quelle que soit l’appréciation portée sur l’artiste en considération, un hommage. Il fallait y penser. J’en profite pour dire publiquement que c’est pour moi un vrai contentement d’avoir croisé le chemin de cette dame et de prendre part à ses efforts d’éditrice.

Héritier de Kourouma ou de Sony ? Spontanément, je réponds non. Mon modeste tempérament est tout autre que le leur. Mais nous continuons, après eux, ce qui a commencé pour nous en Afrique au milieu du XXè siècle, je veux dire la littérature écrite. En ce sens, oui, je suis leur héritier ; de Kourouma en particulier dont le sens de l’Histoire est admirable !

« Écrivain africain » aujourd’hui ? L’expression, probablement, ne dit rien d’incontestable. Elle signifie peut-être une des multiples fictions nécessaires de l’existence. Si j’en juge par mon propre cas, je vis depuis vingt et un ans en Allemagne, pays dont j’ai le passeport ; je suis né en Centrafrique, j’ai grandi au Togo et fait mes études en France. J’écris en français, et suis édité à la fois en France et en Tunisie… J’ai publié des écrits qui portent sur l’Afrique noire, la Tunisie, la France… Comment se définir avec tout ça ? Je me refuse à faire cet exercice migraineux.

Si j’avais, par extraordinaire, le pouvoir politique de décider des choses culturelles dans un pays d’Afrique, je décréterais ceci : La ferme africaine et Karen Blixen sont kenyanes ; André Gide et Voyage au Congo sont centrafricains, ainsi de suite. Ces magnifiques œuvres littéraires que je cite ont immortalisé des êtres et des paysages africains. On oublie trop que, grâce à Gide, de pauvres êtres asservis par les compagnies concessionnaires de l’Afrique centrale ont pour tombeau le papier bible de la Pléiade. Où sont ceux qui les martyrisaient ? Il n’y a pas de pureté, et la vie est métamorphose perpétuelle. À qui, à quoi appartiennent aujourd’hui Plutarque ou Ovide ? Les formes d’organisation de la vie sur Terre changent ; l’humanisme et le sens esthétique demeurent. Il faut donc se définir plutôt par rapport à ces critères-ci.

Pour Théo Ananisshoh, Sony Labou Tansi n’était pas « instruit »…

L’ami Théo Ananissoh, écrivain d’origine togolaise basé en Allemagne, a publié Le soleil sans se brûler (éditions Elyzad), un roman où il est question de Sony Labou Tansi. Style allègre ; tempo vif ; une construction parfaitement maîtrisée. Il annonce toujours ce qui va suivre. La balade dans Lomé, qui clôt le roman, de l’Ambassade de France à Adidogomé - une ville en soi - est tout simplement époustouflante ; cette balade montre que les deux principaux personnages marchent et bavardent de concert sur et pour Sony. Un roman superbement écrit mais terriblement risqué.

L’histoire : en 1995, le narrateur, Théo – donc, l’auteur lui-même – retourne à Lomé et rend visite à son ancien prof de lettres, Améla, Docteur d’État de la Sorbonne et agrégé de lettres, ministre éphémère, emprisonné parce qu’il aurait reçu 20 millions de FCFA afin de créer un parti politique fantoche. Le prof et l’homme politique déchu, devenu misérable, parle de Sony Labou Tansi à son ancien étudiant et lui a même conseillé de soutenir une thèse sur l’œuvre de l’écrivain congolais. Améla et Sony se sont rencontrés aux USA en 1980. Une fondation du gouvernement américain les y avait invités tous deux pour un mois et demi. Ils avaient vécu et sillonné le pays ensemble. Dès lors, ils ne se quittent plus. Sony Labou Tansi a donné une Conférence à Lomé, où il souhaite reposer après qu’il aura rejoint les limbes, car souffrant du Sida.

Ce roman pose aussi une question existentielle pour l’écrivain africain : « Existe-t-il un salut pour l’écrivain africain francophone en dehors de la France, du moins de la francophonie ? » On écrit sa liberté, celle dont on dispose. Comme individu et comme société. Un écrivain africain de langue française libre serait en contradiction avec la nature des États africains issus de la colonisation française. Si tu peux supposer que les peuples du Gabon ou du Congo soient propriétaires exclusifs de leur pétrole, tu peux donc supposer le salut pour un écrivain africain de langue française. Les deux vont de pair », se justifie Théo Ananissoh.

Le soleil sans se brûler n’est pas une fiction, c’est une histoire réelle que nous rapporte Théo Ananissoh. Il a bâti son roman sur un livre peu connu des gens, Soni Labou Tansi à Lomé, suivi de Sony Labou Tansy : « L’Amérique et moi » de Yao Edo Améla, un livre- témoignage de Greta-Rodriguez Antoniotti sous la direction d’Alain Ricard. Théo Ananissoh connaît bien l’œuvre de Sony Labou Tansi pour avoir soutenu une thèse sur ça. Mais, pages 20 et 21, il reconnaît qu’il avait « accordé foi à des écrits bâclés, livrés avec hâte et sans réflexion véritable. Ces romans de la fin (bien sûr de Sony) sans queue ni tête, ces pièces de théâtre annuelles qu’avait financées quatre, cinq ans de suite un festival à Limoges, en France… Facilité, politique, manipulation. » Est-ce crédible cette forme de prise de conscience tardive ? N’est-ce pas un mensonge à soi ?

Un nid de jugements de valeur

Le roman, au-delà de sa forme splendide, distille par endroits un malaise profond. Un parfum de condescendance, peut-être même de jalousie, plane sur Le soleil sans se brûler, Théo Annanissoh ayant porté haut l’étendard du jugement de valeur. Sony Labou Tansi, simple villageois, prof de collèges ; Sony Labou Tansi, un ngaya, c’est-à-dire quelqu’un qui s’habille mal, même en hiver il porte un boubou… Faut-il être né en ville pour être écrivain ? Faut-il être prof d’université pour écrire des livres ? Sony Labou Tansi, un tribaliste.

Ok ! Certains passages de ses romans pourraient prêter à confusion. Dans L’Anté-peuple, par exemple, pages 58-59, on lit : « Dadou étouffait dans son bureau, il appela le chauffeur. Mais Landou n’était pas là. Il fallait encore lui foutre une paire d’injures à ce Muyombe. » Et, page 68, de poursuivre qu’un « homme d’ici, un Mukongo ne pleure pas, un Mukongo du clan Kikwimba, totem singe, ça ne connaît pas les larmes ».

Chacun sait le style de Sony et son attachement à la terre. N’écrit-il pas dans Les Sept Solitudes de Lorsa Lopez : « On n’est jamais de nulle part. La terre nous marque. Elle nous met au monde. » ? Sony Labou Tansi le répète dans son entretien avec Maryse Condé. Affirmer sa singularité ne signifie pas être tribaliste. Sans affirmation de singularité, pas d’universalité. Sinon nous serions dans la situation de cet étudiant moqué et raillé par Rabelais qui, prétendant parler toutes les langues du monde, n’en parlait en fait aucune, faute d’avoir commencé par apprendre la sienne. Oui, affirmer sa singularité, c’est s’aimer, se respecter, sans sombrer dans la perversion de l’amour-propre ou du repli ethnique.

Dans Le Soleil sans se brûler, « La vie et demie, L’État honteux, L’Anté-peuple sont les trois romans lisibles de Sony. Les autres, c’est du n’importe quoi ». Et, quelques phrases plus loin : « Son premier roman était déjà le fond du puits. Il n’avait qu’un roman en lui et il l’a sorti d’emblée avec brio. Comme il n’est pas instruit mais plutôt brut, cela ne peut qu’être ainsi. »

On l’aura compris, Sony Labou Tansi n’était pas instruit mais il a écrit La vie et demie. On reste perplexe devant une telle contradiction. D’accord, Sony a écrit quelques romans fantaisistes, dont Le commencement des douleurs qu’il n’a d’ailleurs pas achevé. Mais il a écrit aussi La parenthèse de sang, une œuvre unanimement saluée par la critique. Un fleuve en crue qui emporte tout sur son passage. Et cette pièce de théâtre n’est pas citée dans le roman de Théo Annanissoh. Bizarre !

Le personnage d’Améla manque de crédibilité. C’est un homme politique, donc un menteur. Et, à aucun moment, le narrateur ne met en doute le discours d’Améla sur Sony. Qui peut croire que Sony Labou Tansi pût manquer de billet d’avion Paris-Lomé pour aller mourir au Togo ? Comment faisait-il alors pour payer ses soins médicaux à Paris ? Sans doute avec sa Carte vitale ! Trêve de plaisanterie ! Son éditeur et ses amis du festival de Limoges l’avaient-ils fui à ce point ? Et son salaire de député ? Autant de questions qu’aurait dû soulever le roman.

En fait, Le Soleil sans se brûler pêche par son impudeur et finalement sa réalité crue. Or « Le génie du roman réside dans le possible ; il ne réside pas dans le réel. » (Thibaudet) Question : peut-on soutenir une thèse sur une œuvre littéraire sans, au préalable, un préjugé favorable sur cette œuvre ? 

 Bedel Baouna

Si Sony Labou Tansi n’est pas présenté comme l’enfant prodige des Francophonies en Limousin, Bernard Magnier ayant soin de réunir les différentes facettes d’une œuvre-monde, l’accent est fortement mis sur l’aventure du Rocado Zulu Théâtre par les deux installations qui y sont consacrées, disposées au centre du hall (fig.5). Soulignant le lien étroit de la troupe au festival de Limoges et à son ancienne directrice Monique Blin qui l’a programmée de 1985 à 1989. Sept étapes présentent les œuvres théâtrales et éclairent le sens du titre géographiquement focalisé Brazzaville-Limoges Aller-retour. C’est d’ailleurs sous l’intitulé Sony Labou Tansi, du Congo au monde que l’exposition a été présentée dans sa forme réduite – sans les manuscrits et documents du fonds Sony Labou Tansi conservés à Limoges – à l’Institut français du Congo à Brazzaville du 8 mai au 15 juin dernier.

De cet itinéraire de création, apparaît en filigrane une œuvre sous le signe de l’émulation avec la fratrie des écrivains congolais au nombre desquels figurent entre autres Henri Lopes et Sylvain Bemba. L’importance du collectif au sein de la troupe, qui présente en 1985 La rue des mouches et L’arc-en-terre issus d’une écriture à plusieurs mains, explique par la suite les nombreux personnages qui habitent les pièces de théâtre signées Sony Labou Tansi. Quant aux compagnonnages avec les co-mises en scène de Daniel Mesguich, Michel Rostain ou Jean-Pierre Klein, ils confirment le souhait de créer à Limoges même, à la place des Francophonies, des « fraternités nouvelles ».

La déambulation rend compte aussi d’une conception de l’écriture qui excède les caractéristiques génériques. La section « Écrire dit-il » expose plusieurs citations, mots, lettres ouvertes comme celles à destination d’un coopérant ou à Dieu (fig.6). On observe alors que l’acte de parole prend la forme d’une adresse, d’une invective ou d’une prière toujours dotée d’une dimension performative qui vaut par son efficacité à toucher. L’encart « Quel Sony ? » est consacré aux différentes appellations auxquelles Sony Labou Tansi n’a pas manqué d’être rattaché du « Black Shakespeare » au « Molière africain » en passant par le « Rabelais noir ». Et Bernard Magnier de conclure : À quand des « accents laboutansiens » chez un écrivain européen que l’on présenterait comme le « Sony Labou Tansi blanc » ou le « Sony français, italien ou anglais ? »

Un des aspects le plus saisissant de l’écriture est peut-être son extension partout tout le temps. Sur le sol, au plafond, dans les présentoirs et sur les murs adjacents, cette rage de nommer laisse entrevoir l’ouvroir de l’écrivain, de signatures en pseudonymes et de dessins en cartographies, nous invitant à choisir l’oblique pour renouveler notre regard (fig.7) sur Sony Labou Tansi, auteur de La gueule de rechange. L’exposition des cahiers à petits carreaux, cartes postales, feuilles volantes, affiches, lettres est une manière de mettre en valeur la richesse du fonds Sony Labou Tansi réuni depuis 3 ans et accessible à la Bfm, pôle associé de la Bibliothèque Nationale de France pour le théâtre et la poésie francophones depuis 1996. Constitué du dépôt de plus de 60 textes manuscrits par les ayant droits de l’auteur, d’une vingtaine de tapuscrits de théâtre provenant du Concours théâtral interafricain RFI, il comporte aussi de la correspondance et des archives iconographiques par les dons de Monique Blin et de Bernard Banos-Roblès en cours de numérisation (3). La mise en valeur de ce fonds précieux qui contient de nombreux inédits explique l’activité éditoriale récente et l’effervescence des propositions scéniques qui embrassent pour mieux les faire entendre tous les mots de Sony.

Références

(1) Programme de présentation résultant de rencontres entre artistes et chercheurs de toutes disciplines coordonné par l’ITEM/CNRS, le Festival des Francophonies en Limousin, la Bibliothèque francophone multimédia de Limoges et la ville de Limoges.

(2) Critique littéraire puis directeur de la collection « Lettres africaines » aux Éditions Actes Sud, Bernard Magnier est aussi conseiller littéraire pour Le Tarmac, la Scène internationale francophone à Paris. Il correspond avec Sony Labou Tansi dès 1979 et le rencontre un an plus tard à Lomé, prélude d’une amitié qui durera jusqu’à la mort de l’écrivain.

(3) www.sonylaboutansi.bm-limoges.fr

Le spectacle Sony Congo sera présenté à l’EPCC Atrium (Martinique) les 14 et 15 janvier et à l’Artchipel – Scène nationale (Guadeloupe) les 29 et 30 janvier 2016.

L’exposition Sony Labou Tansi, Brazzaville-Limoges Aller-retour est accessible à la Bfm de Limoges jusqu’au 24 novembre 2015 (visite guidée les 10 et 24 octobre à 15h).

Sur une initiative de la Coopération pour l’Éducation et la Culture (CEC), elle a été présentée dans sa version itinérante à Liège du 19 juin au 30 septembre et sera à Bruxelles du 5 au 30 octobre 2015.

Sony Congo a été joué aux Journées Théâtrales de Carthage les 20 et 22 octobre 2015.

 

« Celui qui écrit doit pouvoir se mettre lui-même aussi en jeu »

Entretien de Dominique Ranaivoson avec Theo Ananissoh

Le soleil sans se brûler de Theo Ananissoh inaugure la nouvelle collection « Vies et demie » de l’éditeur tunisien Elyzad dédiée aux écrivains du continent africain. Il illustre l’allusion au célèbre roman du congolais Sony Labou Tansi La vie et demie avec le portrait romancé, situé au Togo en 1995, d’Améla, un ancien ministre lettré.

Rencontre avec l’auteur.

Après trois romans aux éditions Gallimard et deux récits aux éditions tunisiennes Elyzad, vous publiez, toujours chez Elyzad, un très court récit (1) intitulé « roman ». Pourtant le personnage-narrateur s’appelle comme vous Théo, a étudié la littérature en France et revient séjourner brièvement à Lomé avant de débuter une carrière en Allemagne. Où sont les frontières entre l’autobiographie et la fiction ?

Le soleil sans se brûler est une fiction romanesque. C’est aussi, en creux, de l’histoire littéraire. Un écrivain africain d’aujourd’hui met en fiction un de ceux qui l’ont précédé dans cette âpre arène de la création littéraire. Celui qui écrit doit pouvoir se mettre lui-même aussi en jeu, je pense. Ce n’est pas habituel - pas encore - chez les écrivains africains de langue française de se poser en sujets de leur propre regard et attention. Ce n’est pas une mince affaire ! Une œuvre comme Vie de Henry Brulard de Stendhal par exemple, les écrits de Gide, ou encore Mémoires intérieurs de François Mauriac sont des types d’écrits encore inconcevables pour nous. Soi-même impliqué dans les choses de la vie, comme objet d’une attention non complaisante… Rousseau ou Gide qui confessent des choses si intimes sans y avoir été contraints, sans intention futile de scandaliser ou de se vanter à bon compte… Éthique. Force morale. Au début de ses Souvenirs d’égotisme, Stendhal, s’inquiète, tergiverse, se demande : « Aurai-je le courage de raconter les choses humiliantes sans les sauver par des préfaces infinies ? »

Cela dit, encore une fois, Théo, dans Le soleil sans se brûler, n’est pas tout à fait moi. Il s’apprête à s’installer en Allemagne, certes ; mais en 1995. Je m’y suis établi un an plus tôt. Il a eu comme prof à l’université de Lomé Améla - Améla avec accent sur le « e » ; et celui-ci a pour prénoms Charles Koffi et non pas Yao Edo comme le vrai Amela que j’ai connu. Tout cela n’est pas un jeu spécieux, mais réellement un souci de souligner qu’il s’agit d’une fiction inspirée de personnes et de faits réels. Depuis toujours, l’homme vit de fictions. Je ne pense pas que fondamentalement ce besoin soit moins prégnant aujourd’hui qu’autrefois. La fiction nous est aussi naturelle que l’oxygène. Nous composons et imaginons sans cesse la vie afin de donner sens à ce que nous sommes et ce que nous vivons. Je ne fais que cela, explicitement. L’essentiel est de parvenir à transcender le particulier, le « moi je ».

Théo rend visite à un ancien ministre agrégé de lettres classiques, Amela, qui sort de prison ruinée et affaibli. Le texte décrit sa déchéance masquée, précise plusieurs fois que les téléphones sont sur écoutes. Il est décrit comme un intellectuel qui « s’est ainsi avarié par naïveté » (24).

En remerciant en dernière page à M. Amela, signifiez-vous que ce ministre existe ou, à travers lui, représentez-vous toute une catégorie de gens, lesquels ? Ce roman, bien qu’il ne nomme pas le pouvoir, est-il aussi une dénonciation de la vie politique au Togo ?

À la fin du roman, je remercie Didier Amela. Il s’agit du fils de ce prof nommé Yao Edo Amela dont je m’inspire. Le verbe « inspirer » n’est peut-être pas très exact. Mon personnage, Charles Koffi Améla, est une création à partir de Yao Edo Amela qui a effectivement étudié le grec, le latin et soutenu une thèse de doctorat d’État à la Sorbonne. La dernière fois que j’ai vu l’Amela réel remonte au milieu des années quatre-vingt. Une trentaine d’années ! De loin, j’ai vu qu’il a basculé dans la compromission politique et clientéliste. Il a même bossé (c’est amusant), cet Amela réel, pour la Francophonie - il était, je crois, représentant du Togo ou de son chef auprès de cette Organisation. Avant cela, il a été ministre. C’était un vaniteux - c’est comme cela que le décrivent ses collègues à l’université que j’ai interrogés. Comme mon personnage, il a été ministre pendant trois mois, puis il a fondé un Parti politique sans doute fantoche baptisé Front national…

Avant de me mettre à écrire, j’ai donc rassemblé des informations à son sujet. J’ai interrogé ceux qui l’ont connu - car il est décédé en septembre 2007. J’ai pris contact avec son fils Didier, qui est aussi prof au département des lettres de l’université de Lomé. Par mails, par téléphone et lors d’une rencontre. Il m’a informé loyalement sur la vie de son père. Cela m’a surpris et encouragé à écrire ce roman.

L’histoire du Togo depuis l’assassinat de son unique président en janvier 1963 est une affliction que je désespère de pouvoir exprimer littérairement. J’ai essayé de dire l’ignominie que c’est dans Ténèbres à midi, mon roman paru chez Gallimard en 2010. J’aimerais recommencer. Il n’y a pas d’élite intellectuelle dans cet endroit. Cela laisse perplexe. Nous avons eu nous aussi nos énarques et autres diplômés de France, mais assez incompréhensiblement, tous ou presque se sont couchés, ont choisi de ramper. Ceux qui ont refusé ont dû choisir l’exil, ou ont été tués. Améla - mon personnage - est un exemple de ces êtres arrivés à l’âge adulte à la fin de la colonisation directe - dans les années soixante ; en fait - pour aller vite - ce sont des gens nés dans des cases et qui traînent le complexe de leurs origines sociales, des êtres neufs qui, même très diplômés, n’ont véritablement pas acquis le caractère ni les moyens de faire face à ce qui se présente historiquement à eux. Ceux qui, comme moi, sont nés dans ces années soixante, succèdent à de tels proies ou gibiers. En les décrivant, je mélange toujours la pitié et le mépris. Que fait mon Améla avec son agrégation de lettres classiques et son doctorat d’État de la Sorbonne ? Il va s’agenouiller (au moins dans un premier temps) aux pieds de quelqu’un qui aurait dû littéralement être son domestique. Comme Éric Bamezon dans mon roman Ténèbres à midi, Améla doit payer cher ce désordre de la vie qu’il commet.

Cet ancien professeur raconte avoir connu Sony Labou Tansi lors d’un séjour aux États-Unis en 1980. Vous employez l’expression « Sony et le pacte américain » (20). Pouvez-vous l’expliquer ?

Yao Edo Amela - l’Amela réel, donc - a écrit un bref texte (moins d’une dizaine de pages) intitulé « Sony Labou Tansi, l’Amérique et moi » qui a été mis sous forme imprimée (format d’une revue) par Alain Ricard et Greta Rodriguez-Antoniotti. Je voudrais profiter de l’occasion pour dire ceci : Sony a bénéficié d’un rare soin quant à ses archives littéraires. J’ai été heureux des documents que j’ai pu aisément consulter à son sujet. Outre cette plaquette dont je vais parler, il y a un coffret de trois ouvrages bien édité par Nicolas Martin-Granel et G. Rodriguez-Antoniotti intitulé L’atelier de Sony Labou Tansi et qui rassemble sa correspondance très instructive de la décennie soixante-dix, des poèmes et une version tout aussi instructive de ce qui deviendra son deuxième roman publié L’État honteux. Le volume II de ce coffret contient une très belle nouvelle de Sony intitulée Le Grand Congrès des Mots. Sony y fait preuve d’un étonnant sens du paysage ! Et il y a aussi la biographie assez intègre - un peu engagée toutefois mais moi j’apprécie - que Jean-Michel Devésa a consacrée à Sony chez L’Harmattan en 1996 et intitulée : Sony Labou Tansi, écrivain de la honte et des rives magiques du Kongo.

Bien. Yao Edo Amela raconte dans sa plaquette sa rencontre avec Sony en 1980. Ils étaient invités tous deux en avril et mai de cette année-là par une fondation américaine pour une tournée à travers le pays. Ils ont vécu ensemble pendant un mois et demi. Nicolas Martin-Granel m’a fait savoir récemment qu’il y avait au moins une lettre de Sony Labou Tansi à Sylvain Bemba, autre écrivain et dramaturge congolais décédé, au sujet de cette rencontre avec Amela. Je l’ignorais. Didier Amela, le fils d’Amela, m’a aussi parlé d’une lettre de Sony à son père après leur séjour commun aux USA ; malgré sa bonne volonté, il n’a pas pu la retrouver. Je n’ai donc pas la connaissance de ce qu’a pensé et écrit Sony Labou Tansi à propos de ce séjour américain et d’Amela. Ce qui est tangible, c’est la dédicace à Amela dans L’État honteux et l’attribution de ce nom d’Amela à une rue à l’intérieur du texte (page 21 de l’édition de 1981).

L’essentiel des informations de première main à propos de ce séjour américain est donc fourni par Yao Edo Amela. Et par mon imagination pour tous les détails ou presque que vous lisez dans Le soleil sans se brûler. À ma connaissance, Amela est le seul à avoir parlé d’un pacte scellé entre Sony et lui. Il l’affirme dans la plaquette. (Je rappelle que Yao Améla est décrit comme un vaniteux.) Voici le tout premier paragraphe de son texte : «Un pacte secret, scellé sur le sol américain où nous mettions tous deux le pied pour la première fois, me lie à Sony Labou Tansi : nous nous sommes jurés de nous tenir par la main, comme écrivains et hommes politiques, pour entrer dans l’éternité ; l’Amérique de la Liberté et de l’Esprit serait notre témoin ; Sony me dédiera un livre et moi je consacrerai à jamais notre amitié dans un poème.» Il ne dit pas en quoi cela a consisté exactement, ni dans quelles circonstances la chose a eu lieu. Ils sont morts tous deux. Il m’a fallu imaginer. Au passage : Amela était très diplômé, il s’acharnait à enseigner le grec à son fils Didier dès l’adolescence, mais il n’était pas écrivain. Son récit de la rencontre avec Sony aux USA le démontre.

Amela admire Kourouma et sa « profondeur de champ » (22) et Théo dénigre les œuvres de commande de Sony qualifiées de « manipulation » (21). Ce texte est-il une manière détournée de tenter un jugement sur l’œuvre de Sony qui s’écarte de l’admiration quasi unanime de la critique occidentale universitaire ?

Je ne pense pas que Théo « dénigre » les œuvres de Sony Labou Tansi. Il juge certaines d’entre elles (avis partagé par Amela) assez sévèrement, cela est vrai. Appréciations subjectives de la part de lecteurs un peu spécialisés dans la chose, tout de même. Nous pourrions nous en tenir à cette réponse ; mais je vais aller plus loin, et essayer de justifier ces appréciations peu élogieuses de la part de Théo et d’Améla.

Voyez-vous, Sony Labou Tansi est un épisode très curieux dans l’histoire des lettres africaines en langue française. Il était un moraliste, c’est-à-dire un esprit qui invectivait… la nature humaine. On en a des exemples dans toutes les littératures du monde. J’ai le sentiment que Louis-Ferdinand Céline par exemple en était un. Quand c’est ainsi, cela veut dire que l’écrivain en question n’est pas dans l’Histoire, je veux dire à un niveau qui est celui des hommes, à hauteur humaine. Sony produisait des fables, j’allais dire sous forme de romans ou de pièces de théâtre. Je vais prendre une image bien peu poétique mais assez éclairante, je pense. Sony, c’est comme une mitraillette. Ça a été une rafale. Et cette rafale, bien entendu, ne dure pas. C’est de l’adrénaline, aussi. La vérité qu’il faut bien admettre, c’est que le premier roman paru de Sony, La vie et demie (Seuil, 1979), était en réalité le point final de sa création littéraire. La vie et demie ne commence pas mais conclut, magistralement du reste. Personne n’a vu cela. Sony lui-même n’en avait pas conscience, je crois. La vie et demie s’achève sur une sorte de fin du monde. Que fait-on après cela ? Des romans qui reparlent de la vie quotidienne des hommes avant cette apocalypse ? Il est symptomatique que L’anté-peuple, son unique roman allez ! disons réaliste, en tous les cas, le moins onirique de tous, bien que publié en 1983, après donc La vie et demie, ait été écrit avant celle-ci ; c’est ce que disent les spécialistes de son œuvre. Donc Sony Labou Tansi a produit ses véritables œuvres au cours des années soixante-dix. À partir de 1980, s’ouvre une décennie étrange. Une période de duperie, oserais-je dire. Rien de ce qu’il a écrit alors n’égale les romans et les pièces de théâtre des années soixante-dix. Dévesa, dans sa biographie que j’ai citée plus haut, rappelle que Tchicaya, qui était un fin lettré, a relevé publiquement devant Sony ce hiatus entre les années soixante-dix et les années quatre-vingt. Devésa ajoute que Sony n’a pas réagi au propos de Tchicaya. Sony, dans son for intérieur, sentait-il lui-même la chose ? Avant de trouver la forme qu’a mon roman, j’ai d’abord pensé à un monologue intérieur de Sony au cours de ces années quatre-vingt, monologue qui trahirait une conscience plutôt mauvaise chez le romancier du fait qu’il donnait le change, qu’il dupait son monde en réalité. J’ai abandonné cette forme parce que je ne la trouvais pas assez romanesque et ouverte au grand public.

Oui, Le soleil sans se brûler est une remise en question de l’admiration unanime et à mon sens non dénuée de perfidie dont on a accablé Sony. Je défie qui que ce soit de me faire un bon résumé clair de ces trois derniers romans publiés ! Et même de L’État honteux. Mon roman souhaite éclairer ces jeunes écrivains africains qui abordent Paris sans avoir pris la précaution de méditer Illusions perdues de Balzac. La littérature est une grande chose dans l’histoire française, et un domaine à risques ! La mauvaise foi y est épouvantable comme en politique ! Rien, en Afrique, ne nous prévient de cela. Mongo Béti le dit ; mais qui écoute cet acrimonieux qui n’a reçu aucun prix ?

Sony Labou Tansi a été utilisé - il n’y a pas de méchants, juste la logique d’un système donné. Il n’avait pas les moyens d’y faire face. Au fond, tout le monde a été dupe dans cette affaire d’une manière ou d’une autre.

Le récit est situé en 1995. Amela tente de trouver les appuis nécessaires pour accueillir au Togo Sony agonisant afin qu’il trouve auprès de Kourouma l’appui qui lui fait défaut au Congo. En cette année où de nombreuses manifestations rappelleront l’écrivain pour les 20 ans de sa mort, quel sens donner à cette hypothèse, qui ne se réalise ni dans le roman ni dans la réalité ?

Merci pour ce mot d’»hypothèse» ; c’est le mien. La conclusion est claire : dans l’état actuel des choses, il n’y a pas de salut possible ! Je vais être franc : il y a quelque chose, une collaboration entre des hommes et des femmes depuis des décennies à propos de ladite littérature africaine de langue française… Il y a des colloques de gens réellement compétents, des productions d’ouvrages intelligents, vraiment… Mais, en réalité, il n’y a pas de partenariat en humanisme. C’est cela, la vérité toute simple. Il n’y a pas de partenariat en humanisme. J’ignore pourquoi tant d’intelligences et de finesse butent ainsi contre un écueil. C’est un gâchis pour tout le monde, et un terrain favorable aux seuls imposteurs, comme toujours. Ce partenariat en humanisme existe du côté anglophone. Les écrits et la carrière de Chinua Achébé ou de Soyinka attestent de cela. Dans la demeure francophone, il semble qu’il y ait incapacité à dissocier politique et esprit. Cela semble au-dessus de toutes les forces. Or la politique est chose passagère, changeante, terrestre. On a fustigé Gide après la parution de Voyage au Congo. Qui se prévaut aujourd’hui des rapines au nom desquelles on l’insultait gravement jusqu’au sein de l’Assemblée nationale ? Et les petits-enfants des garçons que lui, Gide, a fait plus que reluquer ici et là pendant son voyage publient aujourd’hui des romans estampillés nrf…

Votre écriture, dans sa simplicité, son attention aux détails, le retour d’ellipses, pourrait être située aux antipodes de celle de Sony. Est-ce par réaction à sa profusion que vous restez ainsi dans la retenue, les silences ? Sony est-il votre contre-modèle ?

C’est curieux. Je ne me suis jamais senti dans un positionnement quelconque par rapport à Sony Labou Tansi. Je ne le vois même pas comme un prédécesseur en littérature dans cette histoire littéraire africaine que nous partageons. Mais en même temps, il m’a toujours beaucoup intéressé. Au point que je lui ai consacré largement mon travail universitaire final, il y a plus de vingt ans. Sony fut authentique, vrai, sans doute honnête ; en tout cas pas méchant ou cynique. Et symptomatique. La vie et demie, c’est ma conviction, restera. C’est une réussite. Une vraie trouvaille. Sony a eu, dans ce roman, l’intuition de quelque chose d’énorme. Il a eu une de ces visions qui frappent d’épilepsie le voyant lui-même ! Améla - mon personnage - dit que Sony avait peur ; c’est vrai et faux. Sony a senti et dit ; c’est un courage. Disons qu’il a éprouvé de l’effroi, plutôt ; et qu’il a refusé ou n’a pu entendre raison.

Mais en matière d’écriture, c’est vrai, ce n’est vraiment pas mon «truc». Je pense que l’écriture littéraire est une chose entendue. Ça ne se passe pas seulement avec les mots qui sont sur la page blanche ; c’est beaucoup entre les mots, entre les lignes, entre les œuvres, les auteurs, les temps, ainsi de suite. C’est beaucoup de mémoire, l’art littéraire. Pour l’auteur exactement comme pour le lecteur. Sans cesse des dialogues tous azimuts, implicites, non dits… Je sais pouvoir renvoyer la toute fin du Soleil sans se brûler à… Thomas Mann, par exemple. L’écrivain comme un grand solitaire est à préciser. Par conséquent, la profusion de mots comme vous dites, c’est comme être volubile en société ; je crois.

Votre titre Le soleil sans se brûler évoque le roman de Callixte Beyala, C’est le soleil qui m’a brûlée, qui n’a aucun rapport puisqu’il s’agit dans votre ouvrage d’une métaphore sur le pouvoir qu’il est difficile d’approcher sans être broyé. Ne craignez-vous pas les rapprochements indus ?

Là, je suis surpris ! Pas une seule fois, je n’ai pensé à elle. Je sais et apprécie son « activisme » disons sociopolitique. Je ne l’ai jamais rencontrée (sauf sur les réseaux sociaux, si je puis dire), mais je la perçois comme une âme courageuse. Mais littérairement, je n’ai jamais eu à m’intéresser à ses écrits. Je n’ai jamais lu un de ses ouvrages. Oui, je constate à présent que les deux titres partagent les mêmes mots essentiels… Aurais-je changé le mien si je l’avais su ? Je ne pense pas. J’emprunte mon titre au poète grec Odysseus Elytis. Dans son discours de réception du Nobel en 1979, il dit ceci à propos de ce qu’il fait : « Tenir entre les mains le soleil sans se brûler, le transmettre aux suivants comme un flambeau, est un acte douloureux, mais, je le crois, béni. » On peut voir dans ces mots - « Le soleil sans se brûler » - une métaphore de ce qui a animé profondément, à mon sens, Sony Labou Tansi, à savoir un vif élan vers l’humanisme (élan certes pas sophistiqué - le contexte de sa naissance étant pauvre en tout) auquel on aurait pu prêter main forte si l’on avait pensé à être moins manipulateur.

Ce roman inaugure la collection « Vies et demie » dédiée aux écrivains africains qui fait référence aussi à Sony et son roman La vie et demie : vous situez-vous comme héritier de Beyala, Kourouma et Sony ? Qu’est-ce, dans ce cas, qu’être « écrivain africain » aujourd’hui ?

Commençons par la collection « Vies et demie ». Oui, clin d’œil à Sony et à son premier roman. Elisabeth Daldoul, mon éditrice, a eu là une bien belle idée. Une collection consacrée aux artistes et écrivains du continent africain. Pas des biographies, mais des écrits où ces artistes sont des sujets d’une création littéraire. Comme Echenoz écrivant Ravel ou, bien avant lui, Thomas Mann faisant non seulement de Goethe lui-même mais d’un personnage de celui-ci des êtres de roman… En soi, et quelle que soit l’appréciation portée sur l’artiste en considération, un hommage. Il fallait y penser. J’en profite pour dire publiquement que c’est pour moi un vrai contentement d’avoir croisé le chemin de cette dame et de prendre part à ses efforts d’éditrice.

Héritier de Kourouma ou de Sony ? Spontanément, je réponds non. Mon modeste tempérament est tout autre que le leur. Mais nous continuons, après eux, ce qui a commencé pour nous en Afrique au milieu du XXè siècle, je veux dire la littérature écrite. En ce sens, oui, je suis leur héritier ; de Kourouma en particulier dont le sens de l’Histoire est admirable !

« Écrivain africain » aujourd’hui ? L’expression, probablement, ne dit rien d’incontestable. Elle signifie peut-être une des multiples fictions nécessaires de l’existence. Si j’en juge par mon propre cas, je vis depuis vingt et un ans en Allemagne, pays dont j’ai le passeport ; je suis né en Centrafrique, j’ai grandi au Togo et fait mes études en France. J’écris en français, et suis édité à la fois en France et en Tunisie… J’ai publié des écrits qui portent sur l’Afrique noire, la Tunisie, la France… Comment se définir avec tout ça ? Je me refuse à faire cet exercice migraineux.

Si j’avais, par extraordinaire, le pouvoir politique de décider des choses culturelles dans un pays d’Afrique, je décréterais ceci : La ferme africaine et Karen Blixen sont kenyanes ; André Gide et Voyage au Congo sont centrafricains, ainsi de suite. Ces magnifiques œuvres littéraires que je cite ont immortalisé des êtres et des paysages africains. On oublie trop que, grâce à Gide, de pauvres êtres asservis par les compagnies concessionnaires de l’Afrique centrale ont pour tombeau le papier bible de la Pléiade. Où sont ceux qui les martyrisaient ? Il n’y a pas de pureté, et la vie est métamorphose perpétuelle. À qui, à quoi appartiennent aujourd’hui Plutarque ou Ovide ? Les formes d’organisation de la vie sur Terre changent ; l’humanisme et le sens esthétique demeurent. Il faut donc se définir plutôt par rapport à ces critères-ci.

Pour Théo Ananisshoh, Sony Labou Tansi n’était pas « instruit »…

L’ami Théo Ananissoh, écrivain d’origine togolaise basé en Allemagne, a publié Le soleil sans se brûler (éditions Elyzad), un roman où il est question de Sony Labou Tansi. Style allègre ; tempo vif ; une construction parfaitement maîtrisée. Il annonce toujours ce qui va suivre. La balade dans Lomé, qui clôt le roman, de l’Ambassade de France à Adidogomé - une ville en soi - est tout simplement époustouflante ; cette balade montre que les deux principaux personnages marchent et bavardent de concert sur et pour Sony. Un roman superbement écrit mais terriblement risqué.

L’histoire : en 1995, le narrateur, Théo – donc, l’auteur lui-même – retourne à Lomé et rend visite à son ancien prof de lettres, Améla, Docteur d’État de la Sorbonne et agrégé de lettres, ministre éphémère, emprisonné parce qu’il aurait reçu 20 millions de FCFA afin de créer un parti politique fantoche. Le prof et l’homme politique déchu, devenu misérable, parle de Sony Labou Tansi à son ancien étudiant et lui a même conseillé de soutenir une thèse sur l’œuvre de l’écrivain congolais. Améla et Sony se sont rencontrés aux USA en 1980. Une fondation du gouvernement américain les y avait invités tous deux pour un mois et demi. Ils avaient vécu et sillonné le pays ensemble. Dès lors, ils ne se quittent plus. Sony Labou Tansi a donné une Conférence à Lomé, où il souhaite reposer après qu’il aura rejoint les limbes, car souffrant du Sida.

Ce roman pose aussi une question existentielle pour l’écrivain africain : « Existe-t-il un salut pour l’écrivain africain francophone en dehors de la France, du moins de la francophonie ? » On écrit sa liberté, celle dont on dispose. Comme individu et comme société. Un écrivain africain de langue française libre serait en contradiction avec la nature des États africains issus de la colonisation française. Si tu peux supposer que les peuples du Gabon ou du Congo soient propriétaires exclusifs de leur pétrole, tu peux donc supposer le salut pour un écrivain africain de langue française. Les deux vont de pair », se justifie Théo Ananissoh.

Le soleil sans se brûler n’est pas une fiction, c’est une histoire réelle que nous rapporte Théo Ananissoh. Il a bâti son roman sur un livre peu connu des gens, Soni Labou Tansi à Lomé, suivi de Sony Labou Tansy : « L’Amérique et moi » de Yao Edo Améla, un livre- témoignage de Greta-Rodriguez Antoniotti sous la direction d’Alain Ricard. Théo Ananissoh connaît bien l’œuvre de Sony Labou Tansi pour avoir soutenu une thèse sur ça. Mais, pages 20 et 21, il reconnaît qu’il avait « accordé foi à des écrits bâclés, livrés avec hâte et sans réflexion véritable. Ces romans de la fin (bien sûr de Sony) sans queue ni tête, ces pièces de théâtre annuelles qu’avait financées quatre, cinq ans de suite un festival à Limoges, en France… Facilité, politique, manipulation. » Est-ce crédible cette forme de prise de conscience tardive ? N’est-ce pas un mensonge à soi ?

Un nid de jugements de valeur

Le roman, au-delà de sa forme splendide, distille par endroits un malaise profond. Un parfum de condescendance, peut-être même de jalousie, plane sur Le soleil sans se brûler, Théo Annanissoh ayant porté haut l’étendard du jugement de valeur. Sony Labou Tansi, simple villageois, prof de collèges ; Sony Labou Tansi, un ngaya, c’est-à-dire quelqu’un qui s’habille mal, même en hiver il porte un boubou… Faut-il être né en ville pour être écrivain ? Faut-il être prof d’université pour écrire des livres ? Sony Labou Tansi, un tribaliste.

Ok ! Certains passages de ses romans pourraient prêter à confusion. Dans L’Anté-peuple, par exemple, pages 58-59, on lit : « Dadou étouffait dans son bureau, il appela le chauffeur. Mais Landou n’était pas là. Il fallait encore lui foutre une paire d’injures à ce Muyombe. » Et, page 68, de poursuivre qu’un « homme d’ici, un Mukongo ne pleure pas, un Mukongo du clan Kikwimba, totem singe, ça ne connaît pas les larmes ».

 

Chacun sait le style de Sony et son attachement à la terre. N’écrit-il pas dans Les Sept Solitudes de Lorsa Lopez : « On n’est jamais de nulle part. La terre nous marque. Elle nous met au monde. » ? Sony Labou Tansi le répète dans son entretien avec Maryse Condé. Affirmer sa singularité ne signifie pas être tribaliste. Sans affirmation de singularité, pas d’universalité. Sinon nous serions dans la situation de cet étudiant moqué et raillé par Rabelais qui, prétendant parler toutes les langues du monde, n’en parlait en fait aucune, faute d’avoir commencé par apprendre la sienne. Oui, affirmer sa singularité, c’est s’aimer, se respecter, sans sombrer dans la perversion de l’amour-propre ou du repli ethnique.

Dans Le Soleil sans se brûler, « La vie et demie, L’État honteux, L’Anté-peuple sont les trois romans lisibles de Sony. Les autres, c’est du n’importe quoi ». Et, quelques phrases plus loin : « Son premier roman était déjà le fond du puits. Il n’avait qu’un roman en lui et il l’a sorti d’emblée avec brio. Comme il n’est pas instruit mais plutôt brut, cela ne peut qu’être ainsi. »

On l’aura compris, Sony Labou Tansi n’était pas instruit mais il a écrit La vie et demie. On reste perplexe devant une telle contradiction. D’accord, Sony a écrit quelques romans fantaisistes, dont Le commencement des douleurs qu’il n’a d’ailleurs pas achevé. Mais il a écrit aussi La parenthèse de sang, une œuvre unanimement saluée par la critique. Un fleuve en crue qui emporte tout sur son passage. Et cette pièce de théâtre n’est pas citée dans le roman de Théo Annanissoh. Bizarre !

Le personnage d’Améla manque de crédibilité. C’est un homme politique, donc un menteur. Et, à aucun moment, le narrateur ne met en doute le discours d’Améla sur Sony. Qui peut croire que Sony Labou Tansi pût manquer de billet d’avion Paris-Lomé pour aller mourir au Togo ? Comment faisait-il alors pour payer ses soins médicaux à Paris ? Sans doute avec sa Carte vitale ! Trêve de plaisanterie ! Son éditeur et ses amis du festival de Limoges l’avaient-ils fui à ce point ? Et son salaire de député ? Autant de questions qu’aurait dû soulever le roman.

En fait, Le Soleil sans se brûler pêche par son impudeur et finalement sa réalité crue. Or « Le génie du roman réside dans le possible ; il ne réside pas dans le réel. » (Thibaudet) Question : peut-on soutenir une thèse sur une œuvre littéraire sans, au préalable, un préjugé favorable sur cette œuvre ? 

 Bedel Baouna

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